ALBERT CAMUS, UN NOBEL DANS LES BUTS (CHAPITRE 3)

Publié le 16/02/2022

La Ligue Méditerranée a rejoint le dispositif « Une Année, un Auteur », initié par la Région Sud et l’Agence Régionale du Livre Provence Alpes Côte d’Azur, dédié au célèbre écrivain Albert Camus ! Tout au long de cette deuxième partie de saison, retrouvez une publication mensuelle qui lui est consacrée. 

Chapitre 3 – La belle époque

Albert Camus a joué au poste de gardien de but, durant ses jeunes années, au Racing Universitaire d’Alger. Il évoquait en 1953 ses souvenirs « Madeleine de Proust ».

« Oui, j’ai joué plusieurs années au RUA. Il me semble que c’était hier. Mais lorsqu’en 1940, j’ai remis les crampons, je me suis aperçu que ce n’était pas hier.

Avant la fin de la 1ère mi-temps, je tirais aussi fort la langue que les chiens kabyles qu’on rencontre à 2 heures de l’après-midi, au mois d’août, à Tizi-Ouzou.

C’était donc il y a longtemps, 1928 et la suite je crois. J’avais débuté à l’Association Sportive de Montpensier. Dieu sait pourquoi puisque j’habitais Belcourt, et que Belcourt c’est le Gallia. Mais j’avais un ami, un velu, qui nageait au port avec moi et qui faisait du water-polo à l’ASM. C’est comme ça que se décident les vies. L’ASM jouait le plus souvent au champ de Manœuvres, sans raison visible là encore. Le terrain avait plus de bosses qu’un tibia d’avant-centre en visite au stade Alenda (Oran).

J’appris tout de suite qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où l’on croyait. Ça m’a servi dans l’existence et surtout dans la Métropole où l’on n’est pas franc du collier.

Mais au bout d’un an d’ASM et de bosses, on m’a fait honte au lycée. Un « universitaire » devait être au RUA. Je voulais bien y entrer, l’essentiel pour moi étant de jouer. Je piétinais d’impatience du dimanche au jeudi, jour d’entraînement, et du jeudi au dimanche, jour de match. Alors va pour les universitaires. Et me voilà gardien de but de l’équipe junior. Oui, cela paraissait tout simple. Mais je ne savais pas que je venais de contracter une liaison qui allait durer des années à travers tous les stades du département et qui n’en finirait plus. Je ne savais pas que, vingt ans après, dans les rues de Paris ou même de Buenos-Aires (oui, ça m’est arrivé) le mot de RUA, prononcé par un ami de rencontre, me ferait encore battre le cœur, le plus bêtement du monde.

Et puisque j’en suis aux confidences, je puis bien avouer qu’à Paris, par exemple, je vais voir les matches du Racing Club de Paris, dont j’ai fait mon favori, uniquement parce qu’il porte le même maillot que le RUA, cerclé de bleu et de blanc (Photo de l’équipe première seniors du RUA en 1937).

Il faut dire d’ailleurs que le Racing a un peu les mêmes manies que le RUA. Il joue « scientifique « , comme on dit, et scientifiquement, il perd les matches qu’il devrait gagner. Il parait que ça va changer au RUA du moins.

Il faut en effet que ça change, mais pas trop. Après tout c’est pour cela que j’ai tant aimé mon équipe, pour la joie des victoires si merveilleuse lorsqu’elle s’allie à la fatigue qui suit l’effort, mais aussi pour cette stupide envie de pleurer des soirs de défaites.

J’avais pour arrière le Grand, je veux dire Raymond Couard. Il avait fort à faire, si mes souvenirs sont bons. On jouait dur avec nous. Des étudiants, fils de leurs pères, ça ne s’épargne pas. Pauvres de nous, à tous les sens, dont une bonne moitié étaient fauchés comme les blés ! Il fallait donc faire face. Et nous devions jouer à la fois « correctement », parce que c’était la règle d’or du RUA, et « virilement », parce qu’enfin un homme est un homme. Difficile conciliation ! Ça n’a pas dû changer, j’en suis sûr.

Le plus dur c’était l’Olympique d’Hussein-Dey. Le stade est à côté du cimetière. Le passage était direct, on nous le faisait savoir sans charité.

Quant à moi, pauvre gardien, on me travaillait au corps. Sans Raymond j’aurais souffert. Il y avait Boufarik aussi, et cette espèce de gros avant-centre (chez nous on l’appelait Pastèque) qui atterrissait de tout son poids régulièrement, sur mes reins, sans compter le reste : massage des tibias à coups de crampons, maillot retenu à la main, genou dans les parties nobles, sandwich contre le poteau, etc… Bref, un fléau. Et à chaque fois, Pastèque s’excusait d’un « Pardon, fils » avec un sourire franciscain. Je m’arrête. J’ai passé déjà les limites. Et puis je m’attendris. Oui, même Pastèque avait du bon.

Du reste, soyons francs, nous lui avons rendu son compte. Mais sans tricher, car il est vrai que c’était la règle qu’on nous enseignait. Et je crois bien qu’ici je n’ai plus envie de plaisanter.

Car, après beaucoup d’années où le monde m’a offert beaucoup de spectacles, ce que finalement je sais sur la morale et les obligations des hommes, c’est au sport que je le dois, c’est au RUA que je l’ai appris.

C’est pourquoi le RUA ne peut pas périr. Gardez-le nous. Gardez-nous cette grande et bonne image de notre adolescence. Elle veillera aussi sur la vôtre.

Chapitre 1 – Introduction au Dispositif : ALBERT CAMUS 1 

Chapitre 2 – Un rêve de footballeur : ALBERT CAMUS 2

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